Les conflits d’intérêts en médecine

Étude de cas vétérinaire (PDF)

Résumé

En santé, des professionnels peuvent se trouver à risque d’abuser de leurs prérogatives en négligeant les intérêts de leurs clients. Un conflit d’intérêts peut survenir notamment lorsque le praticien privilégie un intérêt secondaire, tel que son propre gain financier, au détriment d’un intérêt primaire ou d’une responsabilité professionnelle, comme l’intérêt du patient. Cette étude de cas, inspirée d’une histoire réelle en médecine vétérinaire, illustre le problème éthique par lequel des interventions de haute technicité utilisées en pratique s’avèrent fortement conseillées, même si elles ne sont pas nécessairement dans le meilleur intérêt du client.

Contexte

Dans le domaine de la santé, les gens consultent des professionnels afin d’obtenir des conseils honnêtes et désintéressés. La relation qui s’établit alors entre les parties est dite fiduciaire en ce sens que le client place sa confiance dans le jugement du praticien (le fiduciaire) qui lui offre ses meilleurs conseils en échange d’une juste rémunération. Compte tenu de ce rôle privilégié, les professionnels ont un devoir de loyauté envers leurs clients. L’un des dangers c’est que la pratique s’organise de manière à favoriser les intérêts propres des praticiens au détriment des intérêts des bénéficiaires. Par exemple, un praticien qui se procure un nouvel appareil pourrait être encouragé à recommander son utilisation plus fréquemment que cela est nécessaire. Dans un tel contexte, un conflit d’intérêts (CI) peut être défini comme une situation dans laquelle un professionnel est à risque de compromettre son jugement concernant un intérêt primaire ou une responsabilité professionnelle (ex. : le bien-être du patient, l’intégrité de la recherche ou l’éducation médicale) en faveur d’intérêts secondaires (ex. : financiers, personnels, politiques ou idéologiques) [1].

Dans les vingt-sept codes de déontologie qui s’adressent aux professionnels de la santé au Québec, on prescrit que les membres doivent s’acquitter de leurs devoirs professionnels avec compétence, intégrité, attention, objectivité, modération, diligence et disponibilité. Dix-sept de ces codes obligent le membre à subordonner son intérêt personnel à celui de son client[1] et du public en général. Il doit sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle et éviter toute situation où il serait en CI. On y précise qu’une situation de CI advient lorsque les intérêts en présence sont tels que le membre peut être porté à préférer certains d’entre eux à ceux de son client ou que son jugement professionnel — ou son intégrité[2] — et sa loyauté envers celui-ci peuvent en être défavorablement affectés[3]. On mentionne également que « le membre n’est pas indépendant comme conseiller pour un acte donné s’il y trouve un avantage personnel direct ou indirect, actuel ou éventuel »[4]. Concernant l’indépendance professionnelle, cette dernière serait préservée lorsque l’acte professionnel est déterminé avant tout par le jugement du professionnel, fondé notamment sur ses connaissances scientifiques, en ayant comme seul objectif l’intérêt du client. Cette indépendance ne serait mise en cause que lorsque les pressions exercées sur le professionnel vont à l’encontre de l’intérêt du client ou incitent le professionnel à déroger à cette obligation déontologique [2].

À l’émission Marketplace du Canadian Broadcasting Corporation (CBC), la journaliste Erica Johnson a mis les dentistes à l’épreuve [3]. « Comment peut-on savoir quel travail doit être fait dans notre bouche et combien cela devrait coûter? » Les dentistes eux-mêmes ne s’entendent pas sur la réponse. Par exemple, deux professeures de l’Université de Toronto estimaient qu’une cliente n’avait besoin pour l’instant que d’un détartrage complet au cout de 500$, et éventuellement, une couronne sur une dent maxillaire; ses autres dents étant parfaites. En envoyant cette cliente visiter 20 dentistes différents à Toronto et Vancouver, ils ont reçu diverses estimations, surtout pour des travaux sur d’autres dents que la dent affectée, allant jusqu’à 11 000$. Le problème soulevé étant que certains professionnels seraient devenus des champions de la vente de traitements, le plus souvent couteux, qui ne sont pas toujours dans l’intérêt des clients.

En médecine vétérinaire, la proximité entre les rôles de conseiller et de fournisseur de soins menace la pratique d’une grande diversité de CI; surtout financiers. Rodwin signale qu’en contexte de soins chez l’humain, les CI encouragent les médecins à faire des choix médicaux qui avantagent leurs propres bénéfices financiers, en les incitant à référer les clients à des fournisseurs particuliers (ex. : eux-mêmes) ou à prescrire des tests et des thérapies spécifiques. Les risques de mauvaise conduite (CI avérés) augmentent en fonction de l’accroissement des incitatifs ainsi que le rapprochement des liens entre les actes professionnels et leurs récompenses [4]. Certains économistes, tels que Harold Luft, se sont ainsi demandé si les médecins qui étaient propriétaires d’hôpitaux, de laboratoires ou d’autres entreprises à but lucratif pratiquent autrement que ceux qui ne le sont pas. Il semble que oui [5]. Ce questionnement l’a amené à se demander l’ordre de grandeur limite selon lequel un incitatif peut venir affecter les décisions des médecins. Dans le domaine de la santé, les incitatifs économiques motivant les pratiques seraient acceptables dans la mesure où ceux qui commandent les services et évaluent leur qualité se trouvent isolés du système de propriété [5]. La grande variabilité des décisions cliniques prises en pratique allant des plus simples et économiques aux plus complexes et couteuses, amène la nécessité d’évaluer le rapport cout-utilité des divers soins médicaux.

Un reportage diffusé sur ICI Radio-Canada au sujet des tarifs variables en médecine vétérinaire notait que « des factures de vétérinaires très salées soulèvent bien des questions chez les propriétaires [d’animaux de compagnie] au Manitoba » [6]. Cette enquête de la CBC a permis d’apprendre qu’aucune norme provinciale n’existe pour normaliser le prix des soins vétérinaires au Canada.

La présente étude de cas expose une situation de soins où deux vétérinaires (Georges et Philippe) examinent le même patient, dans le but d’illustrer comment le « raisonnement pratique » peut amener des médecins à proposer des approches très différentes. Cela dispose à s’interroger sur les enjeux soulevés par les conflits d’intérêts dans la pratique médicale.

Le cas (1) : la rencontre avec Dr Georges

Diane[5] est étudiante universitaire. Il y a quelques années, elle s’éprend d’un chaton âgé de deux mois dans une animalerie. Au cours du mois qui a suivi, le chaton développe une diarrhée, ne mange presque plus et maigrit. Diane prend alors rendez-vous dans une clinique vétérinaire près de chez elle à Montréal. Le Dr Georges examine l’animal, alors qu’il conteste activement; surtout lorsqu’il lui introduit le thermomètre. Après quelques minutes, il résume ainsi son examen : « Votre bébé ne fait pas de fièvre, mais, ça ne veut pas dire qu’il n’est pas malade. Pour qu’on sache ce qu’il a, nous devons lui faire passer des analyses… » Diane rectifie que le chat n’est pas son bébé et demande quels en seraient les coûts. Sans questionner l’alimentation ni parler d’un plan B, le Dr Georges estime les coûts diagnostiques à 300$ pour commencer, ce qui pourrait peut-être s’élever à 1500$ dépendamment des résultats d’analyses. Diane l’arrête aussitôt en indiquant qu’elle ne peut payer de tels frais – elle a déjà de la difficulté à payer ses études. Elle croyait qu’on allait lui proposer un simple traitement pour régler le problème. Le Dr Georges lui précise alors qu’on ne peut soigner un animal sans savoir ce qu’il a exactement; cela est un devoir professionnel. Elle quitte alors la salle d’examen, toujours sans savoir comment soigner une diarrhée de chaton, puis paye la consultation. Rendue dehors, Diane éclate en sanglots, car on lui a laissé entendre aussi que sans soins son chaton allait mourir. Une autre cliente qui avait remarqué la détresse de Diane la rejoint et suggère de lui donner au moins de l’eau sucrée à boire et du riz blanc à manger. Diane, touchée de cette délicatesse, la remercia.

Questions à considérer : partie 1

  1. Selon vous, les vétérinaires pratiquent-ils vraiment ainsi afin de ne prendre aucun risque?
    • De quels risques est-il question ici? Quel niveau de risque est acceptable en médecine vétérinaire?
    • Serait-ce le même niveau de risque que chez l’être humain?
    • Est-ce que le mot « bébé » pour parler d’un animal est approprié? Est-ce, selon vous, une façon de construire un lien de confiance? Est-ce professionnel?
  2. Lorsqu’un professionnel connait une solution peu couteuse pour soigner certains maux, a-t-il le devoir de la transmettre, puisque c’est dans le meilleur intérêt de ses clients?
    • Le Dr Georges a-t-il agi de manière contraire à l’éthique en laissant partir Diane sans aucun conseil pour soigner la diarrhée de son animal? Pourrait-on parler ici de désintérêt de pratiquer la médecine? Ne pas aider, parce qu’on n’a aucun intérêt.
    • Est-ce que ce manque d’information rend Diane plus vulnérable à s’informer dans Internet, en regard des principes de bienfaisance et non-malfaisance, quelle(s) stratégie(s) le vétérinaire pourrait-il utiliser dans les cas où les clients ont peu de moyens?
  3. Dans une pratique entrepreneuriale, lorsqu’il s’agit de conseiller des procédures, l’intérêt de rentabiliser les équipements médicaux peut-il altérer le jugement des professionnels?
    • Comment pourrait-on faire pour gérer les CI financiers des professionnels de la santé? Quels genres de normes pourraient prévenir, par exemple, qu’un médecin (vétérinaire) ne prenne trop de précautions (lucratives) ni ne fasse un usage excessif de la technicité?
    • Comment les professionnels doivent-ils procéder, concrètement, pour s’assurer que leurs propres intérêts n’ont pas préséance sur les intérêts de leurs clients? Existe-t-il une limite à ne pas dépasser?
    • Si nous avions à choisir entre prendre le risque de se tromper (d’utiliser un traitement sous optimal) et laisser le patient sans aucun traitement, quel serait le choix le plus éthique? Est-ce que d’autres options seraient, dans un cas semblable, éthiquement acceptables?
    • Dans le contexte où il serait démontré qu’un professionnel privilégie des intérêts mercantiles en subordonnant les intérêts de ses clients, pourrait-il être rappelé à l’ordre par son code de déontologie?

Le cas (2) : la rencontre avec Dr Philippe

Diane essaye donc le remède de l’eau sucrée et du riz blanc pendant deux jours, sans vraiment de succès. Sa locataire lui suggère alors de consulter une autre clinique qui a bonne réputation. Diane y rencontre Dr Philippe, un praticien ayant plus de dix années d’expérience. Pendant qu’il examine le chaton, ce dernier réussit à s’échapper et saute hors de la table d’examen pour aller se cacher. Il déclare alors en riant que, selon lui, ce chaton n’est pas malade. « Un chaton malade, ça ne fait pas ce genre d’acrobatie. Ses muqueuses sont bien roses, il n’a aucune douleur abdominale et en plus il ronronne. » Sans investiguer plus loin, le Dr Philippe lui prescrit douze boites de nourriture en conserve et lui redonne un rendez-vous dans deux semaines, mentionnant de revenir le voir s’il ne va pas mieux d’ici 48 heures. Diane repart alors, un peu sceptique, avec ce simple traitement. À sa grande surprise, en quelques jours, le chat reprit totalement du poil de la bête et ses selles sont devenues de plus en plus solides. Bref, lors du second rendez-vous, tout était parfait. On lui a alors donné un vaccin de base, puis une seconde dose un mois plus tard avec la rage. En quelques semaines, ce petit chaton maigrichon est devenu un beau gros matou en santé. L’année suivante, le Dr Philippe a suggéré à Diane, après lui avoir donné son vaccin de rappel, de ne plus revacciner l’animal avant 3 à 5 ans, puisqu’il ne va jamais dehors.

Questions à considérer : partie 2

  1. Selon vous, le Dr Philippe a-t-il agi de manière contraire à l’éthique, en proposant à Diane un essai clinique sans vérifier avant, par des analyses, pourquoi le chat avait une diarrhée?
    • Est-il acceptable en médecine vétérinaire d’offrir aux clients différentes intensités de soins (plan B ou C) et de partager un certain risque en partenariat thérapeutique avec le client?
    • En médecine vétérinaire, quelle solution pourrait être convenable pour contrer le problème de l’accès à des soins de santé abordables?

Références

  1. Marsan C. et Laliberté M., Research conflict of interest: Flaws in professional codes of ethics, 3rd Word Conference on Research Integrity, Montréal, 2013.
  2. Truchon S., Syndic de l’OIIQ, Chronique Déonto : La Sauvegarde de l’Indépendance Professionnelle, janvier 2013.
  3. CBC. Money Where Your Mouth Is. One patient, 20 dentists, zero consensus. Why? Marketplace, Canadian Broadcasting Corporation, 19 octobre 2012.
  4. Rodwin M.A., Conflicts of interest and the future of medicine, Oxford University Press, 2011.
  5. Luft H.S., Economic Incentives and Clinical decision, dans Gray Bradford, ed. The New Health Care for Profit: Doctors and Hospitals in a Competitive Environment. Washington, DC, National Academy Press, 1983.
  6. Absence de normes sur les tarifs vétérinaires, Reportage de Mathieu Simard, Radio-Canada, 4 octobre 2013.

Lectures suggérées

  1. Éditorial, Les guides de pratique et les conflits d’intérêtsCMAJ, 2005; 173(11).
  2. Les guides de pratiques cliniques, bibliothèque de l’Université de Montréal.
  3. LicIur T.L. et Singer P.A., Bioethics for clinicians: 17. Conflict of interest in research, education and patient careCMAJ, 1998; 159(8): 960-965.
  4. Marsan C., Le concept de conflit d’intérêts en pratique vétérinaire des animaux de compagnie, en regard des intérêts primaires et secondaires, de l’identité et du jugement professionnels, de la double loyauté, de la relation fiduciaire et de la prise de décision clinique, Maitrise (travail dirigé), Programmes de bioéthique, Département de médecine sociale et préventive, Université de Montréal, 2012.
  5. Rodwin M.A., Medicine, Money, and Morals: Physicians’ Conflicts of Interest, New York, Oxford University Press, 1993.
  6. Thompson D., Understanding financial conflicts of interestN Engl J Med.1993; 329: 573-576.

[2] Les médecins et pharmaciens utilisent ici le terme intégrité plutôt que jugement.

[3] Article utilisé dans 22 Codes de déontologie des professionnels de la santé au Québec.

[4] Article utilisé dans les CD des chiropraticiens, ergothérapeutes, infirmières et infirmiers, infirmières et infirmiers auxiliaires, techniciens dentaires, et travailleurs sociaux et  thérapeutes conjugaux et familiaux.

[5] Histoire réelle témoignée en mars 2013 utilisée avec permission. Les noms et certains détails sont fictifs afin de protéger l’anonymat des personnes impliquées.

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