Éthique humaine versus éthique animale
Le développement exponentiel des connaissances scientifiques dans le domaine de la biologie incita Van Rensselaer Potter, en 1970, à inventer une nouvelle science : la bioéthique(1). Initialement, elle représentait une science de la survie pour l’espèce humaine et celle de la planète entière, en incluant l’écologie et la vie animale. Mais très tôt le domaine de l’éthique biomédicale s’est emparé du terme et, depuis, la bioéthique est réduite à l’être humain. En même temps, tous les animaux sont aujourd’hui considérés comme des choses aussi banales qu’un lave-vaisselle.
Ce statut est le même que celui des esclaves et des femmes dans certains pays; des homosexuels, sidatiques, étrangers et autres cibles de harcèlement, encore aujourd’hui. Ces humains sont réifiés et – parce qu’ils sont différents – on se donne le devoir de les annihiler. À mon sens, le processus de discrimination qui accable ces personnes est semblable à celui qui engendre la cruauté envers les animaux. Tout le monde le fait, banalement, parce que tout le monde le fait!
C’est en 1892 que l’auteur anglais Herbert Spencer utilise pour la première fois le terme « Animal Ethics » en y consacrant un chapitre complet dans son œuvre The Principles of Ethics(2). Il faut souligner qu’en tant que discipline, l’éthique animale, qui compte moins de quarante ans, provient exclusivement du monde anglo-saxon. Elle a depuis connu un développement fulgurant et donné lieu à des milliers de publications et des centaines de formations universitaires.
Pour illustrer les propos de la présente dissertation, je me référerai à l’auteur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, enseignant en argumentation et éthique, juriste et philosophe rattaché au Centre de recherches politiques Raymond Aron de l’EHESS, qui vient de publier en 2008 un excellent ouvrage intitulé Éthique animale(3). Une œuvre pionnière dans le monde francophone.
Les questions qui seront soulevées concernent l’évolution des rapports entre l’homme et l’animal. Les animaux ont-ils des droits? Avons-nous des devoirs envers eux? Dans quelle mesure peut-on les tuer pour se nourrir, faire de la recherche, enseigner ou faire la guerre? Quels sont les enjeux éthiques des animaux transgéniques? En quoi l’élevage industriel a-t-il inspiré les camps de concentration nazis? Quels sont les rapports entre le spécisme et l’esclavage? Ces grandes questions seront traitées, ici, dans une perspective interdisciplinaire.
Premièrement : « Qu’est-ce qu’un animal? »
Un animal est un être animé du souffle de la vie (animalis), c’est-à-dire un être vivant. Il n’en existe qu’une catégorie, les autres formes de vie étant les champignons, les protozoaires, les chromistes et les bactéries. Complètement définir l’animal est impossible, puisque malgré les 1,75 millions d’espèces connues, cela ne représente que 2 à 20 % de celles qui existent, certaines disparaissant, actuellement, avant même qu’on puisse les identifier. « Dans ces conditions, toute définition est vouée à être constamment remise en question, enrichie et corrigée(4). »
Il existe des débats désolants sur l’appartenance ou non de l’humain à une classe animale. Je vous en épargnerai ici les propos. Par contre, ce que montre la science un peu plus chaque jour, souligne Vilmer, c’est qu’il n’y a pas d’un coté l’homme et de l’autre l’animal, mais seulement un animal humain et des animaux non humains. Il faut être conscient de ce lien et surtout l’assumer pour réfléchir adéquatement à l’éthique animale. Tout en précisant que la tâche n’est pas facile. Comme le dit si bien Pascal Picq, l’homme n’est pas le seul animal à penser, mais il est le seul à penser qu’il n’est pas un animal! Paradoxalement, si l’homme peut légitimement se mettre à part des autres animaux, c’est peut-être qu’il est le seul animal à refuser de l’être, nous dit Vilmer. Un animal responsable qui a des qualités morales.
L’éthique animale est l’« étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement(5) ». Sa question est celle du statut moral des animaux. Avons-nous des devoirs envers eux? Ont-ils des droits? Les traitements que nous leur faisons sont-ils satisfaisants? Est-il moralement acceptable de les utiliser et de les exploiter? Finalement, au nom de quels principes, sur la base de quelles différences acceptons-nous de leur faire subir ce qui nous semblerait inacceptable et « inhumain » pour les animaux humains que nous sommes(6).
Vilmer nous met en garde de ne pas confondre l’éthique animale avec le bien-être animal. Alors que je vois un lien direct entre l’éthique clinique et l’éthique vétérinaire en pratique des petits animaux, il rappelle que la spécialité vétérinaire ne demande pas de se questionner si l’on doit améliorer le bien-être des animaux, ni pourquoi, mais seulement comment. Il souligne que les éthiciens des animaux ne s’intéressent qu’aux animaux de recherche et ils sont très peu enclins à remettre en cause le principe même de l’exploitation animale.
Aussi, il est important de ne pas confondre éthique animale et droit de l’animal. Vilmer nous mentionne la distinction entre Animal Law et Animal Right. L’animal dans le droit positif est un domaine qui donne lieu à des cours distincts dans près de la moitié des facultés de droit américaines sous la dénomination d’animal law. Les droits de l’animal dans le sens animal right sont entendus comme des droits moraux – et éventuellement légaux – qui relèvent de l’éthique.
L’animal a-t-il un statut moral?
Pour avoir un statut moral, il faut être soit un agent moral, soit un patient moral ou les deux. L’agent moral est celui dont on peut évaluer les actions en termes de bien et de mal. Le patient moral est celui dont les actions qu’il subit de la part d’un agent moral peuvent également être sujettes à une évaluation morale et caractérisées de bonnes ou mauvaises(7). On remarque que la plupart des philosophes s’entendent pour dire que les animaux, comme les enfants et les handicapés mentaux, n’ont pas le statut d’agent moral, mais comme eux, aussi, ils sont des patients moraux. C’est pour cette raison qu’il n’est pas permis de leur infliger des souffrances.
Le professeur de bioéthique Peter Singer de l’Université de Princeton est la figure emblématique du mouvement de « libération animale ». Cette position fondatrice – qui a déjà plus de trente ans – conçoit son argumentaire sur l’égalité de considération des intérêts. Le premier chapitre de son œuvre Animal Liberation s’intitule : « Tous les animaux sont égaux. Ou pourquoi le principe éthique sur lequel repose l’égalité humaine exige que nous étendions l’égalité de considération des intérêts aux animaux(8) ».
Singer confirme que cette proposition, qui découle de la philosophie utilitariste, avait déjà été établie par Mill(9), il y a cent vingt-trois ans. Il ne s’agit pas d’une égalité de fait, mais d’une égalité en droit, c’est-à-dire d’une égalité de considération. Singer parle d’égalité de considération des intérêts. Il prétend que les intérêts se valent : un intérêt est un intérêt quel que soit l’être dont il est l’intérêt. « Ceux des Noirs valent ceux des Blancs, ceux des femmes valent ceux des hommes, ceux des animaux non humains valent ceux des animaux humains. Les intérêts de la souris valent ceux de l’homme(10) ».
Vilmer affirme aussi que, indépendamment de ses autres caractéristiques, il faut considérer l’intérêt de la souris qui est essentiellement de ne pas souffrir. « La souffrance est la souffrance, quelles que soient les capacités, autres que la capacité à souffrir, dont dispose l’être en question(11). » Que l’homme soit plus intelligent, plus rationnel et plus complexe qu’une souris ne change strictement rien au fait que l’un et l’autre souffrent. L’auteur Sidgwick en 1879 écrivait : « La différence de rationalité entre deux espèces d’êtres sensibles ne permet pas d’établir une distinction éthique fondamentale entre leurs douleurs respectives(12) ».
Il faut mentionner que lorsque Singer affirme qu’il faudrait considérer également les intérêts de tous les animaux, ça ne signifie pas qu’il faille les traiter également. Tous les animaux n’ont évidemment pas les mêmes intérêts. Il faut s’entendre que la préoccupation pour les enfants qui grandissent au Canada peut exiger que nous leur apprenions à lire; la préoccupation pour le bien-être des cochons peut ne rien impliquer de plus que de les laisser en compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour courir librement.
Vilmer insiste sur une autre confusion à éviter : « l’égalité de considération n’est pas l’égalité des vies. Il ne s’agit pas de dire que toutes les vies sont d’égale valeur – car il ne faut pas confondre, faire souffrir et tuer. En matière de souffrance, les autres caractéristiques que la souffrance, et qui sont notamment chez l’homme sa supériorité intellectuelle et tous les critères habituels, ne sont pas pertinents : ils ne changent rien à la souffrance elle-même(13) ».
La valeur de la vie, quant à elle, est affectée par bien d’autres caractéristiques. Posséder la conscience de soi, être capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, etc. a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités. Il est aisé de reconnaitre ce fait, mais dans l’éventualité où deux organismes souffrent, un handicapé, un chien ou un adulte normal, il est difficile de dire lequel mériterait le moins de souffrir. Bref historique de « l’éthique animal »
Ce qui m’a frappé dans l’historique présenté par Vilmer, en plus du fait qu’Épicure était végétarien par simplicité volontaire, fut d’apprendre que « les babyloniens ordonnaient de ne pas maltraiter les bœufs de trait(14) ». Plutarque écrivait dans l’antiquité que l’avantage du plaisir de la chair ne valait jamais le tort causé. Le problème n’étant pas de tuer un animal, selon les anciens, mais de le faire sans la nécessité la plus impérieuse(15).
Aristote parlait de différence de degré entre l’homme et l’animal, de continuité du vivant, idée reprise par la récente théorie de l’évolution. « Pour certaines de ces qualités, les animaux ne diffèrent de l’homme que selon le plus ou le moins(16). » Par contre, Aristote disait aussi :
Le but de l’animal est de « vivre » et le plaisir. Le but de l’homme est le « bien-vivre » et le bonheur. Cette double différence, à la fois de degré et de nature, n’implique pas chez Aristote une considération morale très développée à l’égard des animaux. Leur relation, très hiérarchisée, comme l’est d’ailleurs celle qui distingue l’homme mâle libre et adulte des enfants, des femmes et des esclaves, est telle que l’animal, comme l’esclave, est au service de l’homme et que les animaux domestiques ont même un intérêt à être asservi par lui, « parce que c’est de cette manière qu’ils sont gardés en vie », qu’ils trouvent leur sécurité(17).
Au Moyen Âge, le christianisme a pour ainsi dire paralysé la relation de l’homme avec l’animal dans une hiérarchie stricte qui est domination. Selon Saint-Thomas-d’Aquin un animal ne peut prier, donc ne peut être éternel comme l’humain. Cependant, l’idée de la protection du plus faible défendue par la religion exige de condamner toute cruauté envers les animaux. Ainsi, l’idée de chasser pour sa subsistance était acceptée, mais pas celle de le faire pour se divertir.
Hitler inspiré par les abattoirs américains
Un philosophe allemand de l’École de Francfort, Theodor Adorno, remarque que l’indignation face à une cruauté commise est proportionnelle à la ressemblance entre la victime et le spectateur. C’est ainsi que les antisémites ont pu torturer les Juifs, parce qu’ils ne les voyaient plus du tout comme des hommes. L’assertion courante selon laquelle les Sauvages, les Noirs, les Japonais ressemblent à des animaux, par exemple à des singes, est la clé même des pogromes. C’est ce qu’Adorno appelle la projection pathique : « Le propre du mécanisme de la projection pathique est de déterminer les hommes détenant la puissance à ne percevoir l’humain que dans le reflet de leur propre image(18) […] Auschwitz commence lorsque quelqu’un regarde un abattoir et se dit ‘‘ce ne sont que des animaux(19)’’ ».
Vilmer démontre qu’il y a en effet un lien direct entre l’abattoir, c’est-à-dire l’exploitation animale, et les camps d’extermination. Rappelons que l’inventeur de l’automobile Henry Ford avouait dans son autobiographie que sa chaine d’assemblage a été pensée et créée sur le modèle des abattoirs de Chicago dont l’efficacité lui faisait forte impression. Or, dès 1925, Ford s’implante en Allemagne, et manifeste un antisémitisme notoire qui plaira aux nazis. On dit que Ford aurait influencé la manière dont les nazis ont pensé la Solution Finale(20).
Même l’eugénisme nazi, selon Patterson(21), dans les années 1930, s’est inspiré des méthodes d’élevage américain. Hitler considérait comme « sa Bible » le livre The Passing of the Great Race du secrétaire de l’American Eugenics Society à qui il envoie ses félicitations enthousiastes. L’influence et l’admiration étaient réciproques : certains eugénistes américains faisaient à l’époque l’éloge de la politique raciale nazie. Notons que l’on recrutait souvent les ouvriers de la Solution Finale dans les abattoirs, « les nazis considéraient l’exploitation animale comme un bon entrainement à l’extermination des Juifs(22) ».
Le spécisme et l’esclavagisme
Le point de départ logique du débat contemporain de l’éthique animale est l’antispécisme. Comme son nom l’indique, l’antispécisme s’oppose au spécisme. « Le mot spécisme (ou espécisme) traduit de l’anglais speciesism, par analogie avec le racisme et le sexisme, défini une discrimination selon l’espèce. « Il consiste à assigner différentes valeurs ou droits à des êtres sur la seule base de leur appartenance à une espèce(23). » Il est visible que la rhétorique des pros de l’exploitation animale d’aujourd’hui est identique à celle des esclavagistes d’hier.
« On écartait les visiteurs des plantations en expliquant que, n’étant pas experts en la matière, ils auraient une fâcheuse tendance à réagir de façon émotionnelle et à ne pas comprendre les enjeux d’une telle pratique. Ils invoquaient également une compassion profonde pour leurs esclaves, dont la loyauté et le dévouement étaient soulignés, et ils insistaient sur le fait qu’après tout, ces esclaves étaient mieux traités ici que laissés à eux-mêmes dans la jungle. Par ailleurs ils mettaient en garde contre cette tendance de l’homme civilisé et sentimental à juger la situation de l’esclave selon ses propres critères : l’esclave en question n’étant pas comme lui, on ne peut postuler qu’il souffre et ressent de la même manière que lui. Enfin, ultime argument, l’esclavage était paraît-il une nécessité économique […] on retrouve exactement ces mêmes arguments, mot pour mot, dans la bouche des acteurs de l’exploitation animale que sont notamment les industriels de l’élevage et les professionnels de l’expérimentation(24) ».
Marjorie Spiegel montre, images à l’appui, les similarités troublantes entre l’esclavage des Noirs et celui des animaux, c’est-à-dire entre le racisme et le spécisme(25). Il est néanmoins clair que si les animaux d’aujourd’hui sont traités comme les esclaves d’hier, c’est précisément parce que ces derniers étaient considérés comme des animaux. Il est donc peu probable, selon Vilmer, que ces analogies suffissent ici à nous faire délaisser la barrière du spécisme.
Mais le spécisme, ce n‘est pas simplement préférer l’humain aux animaux, mais plutôt privilégier une espèce par rapport à une autre. On assiste donc à ce qu’on appelle la schizophrénie morale – expression qui provient de Gary Francione – qui consiste à aimer les chiens et les chats par exemple tout en plantant notre fourchette dans des vaches et des poulets. Être antispéciste veut donc dire : ne pas faire de l’appartenance à une espèce un critère discriminant de considération morale. Singer dit que l’appartenance à une espèce, pas d’avantage que l’appartenance à une ethnie ou à un sexe, n’est un bon moyen de distribuer notre considération morale(26).
La première cause du spécisme est l’ignorance – celle du monde animal et surtout de la manière dont l’homme traite les animaux. Les médias sont certainement responsables de ne pas diffuser d’informations suffisamment pertinentes : les téléspectateurs en savent probablement plus sur les requins et les lions que sur les poulets qu’ils mangent en regardant leurs émissions. Il est aussi reconnu que le téléspectateur ne veut rien savoir de la vérité dans bien des domaines qui le dérange. Comment montrer les revers d’une magouille, quand tout l’monde participe au crime!
La souffrance animale
Ce n’est jamais une espèce entière qui souffre. Je connais des animaux qui sont plus aimés et cajolés que ne le sera la plupart des humains dans leur vie. Seuls les individus souffrent. « L’antispécisme commande d’ailleurs d’accorder une égale considération à la souffrance de tous les individus sensibles, et ce quelle que soit leur espèce. Le fait que la baleine bleue soit en voie de disparition ne la fait pas souffrir individuellement […] du point de vue de la souffrance physique, qui est toujours individuelle, la dernière des baleine bleue est à égalité avec n’importe quelle poule(27) ». On considère alors, tacitement ajoute Vilmer, que la raison d’être, la condition et le point de départ du questionnement éthique est l’existence d’une souffrance animale.
Mais la souffrance de quels animaux? On ne peut pas essayer de défendre et prévenir la souffrance d’un groupe aussi diversifié que « les animaux ». On ne parle alors que des animaux « dont il ne fait aucun doute qu’ils sont sensibles(28) ». Frankena le résume bien : « Tous les êtres qui sont capables d’éprouver du plaisir, de la douleur, de la joie, de la souffrance, de la peur, de l’espoir, etc. – en bref, qui sont capables de sentir et d’avoir des expériences conscientes – sont dignes de considération morale pour eux-mêmes, du moins si nous pouvons influencer ce qui leur arrive par ce que nous sommes volontairement ou par ce que nous faisons(29) ».
La recherche animale
Parmi les situations problématiques qui, aujourd’hui, donnent lieu aux questionnements de l’éthique animale, on peut spécifier six grandes catégories : « les animaux de consommation, de recherche, de divertissement, de compagnie, sauvages et de travail(30) ». Mais l’un des problèmes les plus ardents et controversés de l’éthique animale est sans aucun doute la question des animaux de recherche. C’est à ce sujet qu’on fait le plus de recherche et qu’on publie le plus de travaux. Et, c’est aussi le motif qui génère le plus d’actions de la part des militants.
Vilmer signale qu’« à l’échelle mondiale, on estime que l’expérimentation animale consomme plus de 100 millions d’animaux par ans, 2 millions en France comme au Canada, un par seconde dans les laboratoires américains ». Et dans 85 % des cas, il s’agit de souris et de rats parce qu’ils sont les moins chers et que leur manipulation est peu contraignante. Les utilisateurs d’animaux de recherche sont d’abord des entreprises privées pour tester des produits de consommation courants, ensuite il y a l’État, les écoles, universités et centres de recherche.
Les expériences controversées
Il faut avouer que de nombreuses recherches avivent la controverse. Nous n’avons qu’à penser au test de Draize : un test d’irritation oculaire. Il se pratique surtout sur le lapin pour la raison de leur faible cout, de leur manipulation très aisée et du fait qu’ils ont de grands yeux sensibles qui produisent peu de larmes (gardent donc bien le produit). Les sujets sont évalués pendant une semaine suite à l’ajout de la goutte d’irritant dans l’œil.
On observe alors les rougeurs, sécrétions, opacités de la cornée, congestions et gonflement de l’iris, conjonctivites, ulcérations, etc. Durant cette période les lapins sont immobilisés et ne sont pas anesthésiés. Il va sans dire que la douleur peut s’avérer très intense. Le lapin est aussi utilisé pour des tests d’irritabilité cutanée. Le protocole implique le rasage d’une région de l’animal (le dos ou le ventre) où l’on pratique des incisions avant d’appliquer le produit à tester que l’on recouvre pendant quatre heures. Ensuite on observe les réactions durant trois jours.
Une autre donnée qui dérange beaucoup est la « DL50 » (dose létale cinquante), un test qui mesure la toxicité aigüe d’un produit. L’idée est d’évaluer la dose à partir de laquelle 50 % des animaux empoisonnés meurent suite à l’administration du produit. Ce test fait partie de la routine expérimentale de tout nouveau produit commercialisé. Il est effectué sur une cinquantaine de sujets et il est répété plusieurs fois afin d’obtenir des résultats précis. Il est évident qu’avant de mourir les millions d’animaux utilisés vivent des souffrances indescriptibles. Ajoutons à cela les tests de cancérogénicité, de mutagénicité, de toxicité reproductive et comportementale qui se font sur de longues périodes, parfois plusieurs années, au cours desquelles les animaux sont exposés à des contaminants.
La question de l’absence d’anesthésie durant ces expériences s’explique par le fait que l’on veut aussi, en toxicologie, évaluer le comportement de l’animal sur lequel on veut tester le produit. On veut ainsi observer la réaction, la posture, la sensibilité à la douleur, l’activité de l’animal… Ces observations ne peuvent donc être obtenues sous anesthésie.
L’histoire de l’expérimentation animale a eu de quoi faire réagir les gens. Pensons aux expériences du psychologue américain Harry Harlow(31), dans les années cinquante, qui étudiait la nature de l’amour, pour utiliser ses propres mots. Il s’est intéressé à l’attachement de l’enfant pour sa mère en étudiant la réaction des bébés singes face à un robot violent qui remplaçait cette dernière. Quatre mères-monstres ont été construites pour le but de cette expérience. L’une qui tanguait si violemment le bébé que ça lui brisait les dents dans la bouche, la deuxième éjectait de l’air comprimé contre le visage et le corps du bébé, la troisième avait un cadre en métal qui rejetait le bébé par terre et la dernière éjectait sur commande des piques en laitons de sa surface ventrale. On a découvert ainsi que le bébé primate n’a de cesse de se cramponner à sa mère, malgré les coups et blessures.
Le principe de la minimisation de la souffrance
En 1986, la Commission européenne sur la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales a émis certains principes simples qui relèvent du bon sens. Elle exige, en premier lieu, d’améliorer les conditions d’hébergement (espace, température, calme, lumière, eau, qualité de l’air, exercices, stimulations), veuillez à n’utiliser que des animaux en bonne santé et favoriser autant que possible l’utilisation d’animaux de sensibilité moindre (de nombreux pays européens, en particulier l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse, en ont fait une loi). On veillera aussi à ne jamais réutiliser un animal qui a déjà souffert à moins que son bien-être soit redevenu normal, qu’il soit anesthésié et que la nouvelle expérience ne comporte que des interventions mineures. De plus, on exige que les techniciens, chercheurs et vétérinaires aient une certaine culture éthique, en les obligeant à recevoir des enseignements en éthique animale.
Aussi, le remplacement de l’expérimentation animale par des méthodes alternatives, s’il est établi qu’elles sont fiables, devient maintenant obligatoire. La législation française est claire : « Il ne sera pas effectué d’expérience s’il existe une possibilité raisonnable et pratique d’avoir recours à une autre méthode scientifiquement acceptable et n’impliquant pas l’utilisation d’un animal pour obtenir le résultat recherché(32) ». Ainsi, la culture cellulaire peut remplacer les tests de toxicité aigüe sur les animaux, car les effets de la toxicité se manifestent surtout au niveau cellulaire. Vilmer assure que « la fiabilité des tests de culture cellulaire (85 %) serait bien meilleure que celle des tests sur les animaux (65 %)(33) ».
Ajoutant que dans les cas d’essais sur des produits potentiellement irritants, on peut utiliser des patchs, dont le port est bref et non invasif, sur des volontaires humains, et si le produit est un irritant corrosif, on peut se servir de la peau humaine reconstituée ou des cellules de peau prélevées post mortem(34). Cette nouvelle approche se transpose aussi dans le domaine de la mutagénécité, avec l’étude bactériologique de mutation inverse, le test de mutation génétique cellulaire et le test d’aberration chromosomique qui s’effectuent in vitro. Les tests de tératogénécité peuvent aussi être effectués sur des cellules souches embryonnaires. Notons que la toxicogénomique connait un vif succès aux États-Unis et au Japon.
« En France, elle est développée et défendue par Antidote Europe et One Voice, qui a produit un rapport détaillé. Cette méthode serait à la fois plus sûre, cent fois plus rapide et cent fois moins coûteuse que l’expérimentation animale(35) […] adoptée par le Parlement européen en décembre 2006, qui oblige les industriels à prouver l’innocuité de 30 000 substances chimiques présentes dans la vie courante (sans modifier la Directive cosmétique qui interdit l’expérimentation animale des produits cosmétiques dans l’UE à partir de mars 2009). D’autres voies sont intéressantes, comme les modèles informatiques et mathématiques, ainsi que la biopuce(36) ».
Finalement, Vilmer rappelle que ces nouvelles alternatives peuvent permettre de diminuer le nombre d’animaux utilisés expérimentalement en recherche, mais pas l’abolir totalement. L’avenir nous le dira, mais les chercheurs sont en général sceptiques(37). Ces méthodes in vitro peuvent écarter en première ligne les produits les plus évidemment toxiques, mais la complexité de l’interaction entre plusieurs organes dans le corps vivant nécessitera toujours de vérifier en dernière analyse l’innocuité des produits sur des êtres vivants entiers.
Autres problèmes d’expérimentation animale
On ne pourrait traiter de ce sujet sans mentionner le fait des animaux transgéniques, des importantes questions que posent le clonage animal et la brevetabilité du vivant. Est transgénique tout animal sur lequel on a effectué une modification du génome. « En France, la manipulation génétique concerne environ 500 000 animaux(38). » Vilmer rapporte neuf usages des animaux génétiquement modifiés (animaux GM) :
– La souris transgénique, créée dans les années 1970 pour reproduire les symptômes des maladies humaines, il en existe actuellement 650 modèles différents, distinctement présentés dans les catalogues de « matériel biomédical ». – La production pharmaceutique de molécules en ajoutant des gènes humains à des animaux d’élevage, afin de récolter dans leur urine, leur lait et leur sang, des protéines qui servent à la fabrication de médicaments. – La production d’organe. Il est d’ores et déjà possible de crée des animaux sans système nerveux – qui permet d’évacuer la question éthique de la souffrance – qui pourraient devenir de véritables réservoirs d’organes. Cela amène à croire qu’un jour chacun pourrait disposer d’un clone sans tête capable de produire des organes de rechange à la pièce. – L’amélioration des animaux d’élevage pour faire du lait amélioré, des poules sans plumes, plus performantes, des supers cochons aussi plus rentables. – L’amélioration des animaux de compagnie comme le poisson fluorescent GloFish commercialisé depuis 2003, interdit au Canada depuis 2007 en raison des risques de dissémination dans la nature; des chats sans protéine Fel d1 (responsable de l’allergie humaine) disponible dans Internet pour 4000 $. – La recherche militaire comme l’entreprise montréalaise BioSteel qui fabrique une soie d’araignée dans une chèvre. Ce fil d’araignée est plus résistant que le Kevlar, plus solide et plus élastique que l’acier. – Le contrôle des maladies comme le paludisme en Afrique, en introduisant un moustique génétiquement modifié inapte à transmettre le Plasmodium. Organisme que l’on dissémine volontairement dans la nature afin de remplacer totalement l’espèce naturelle. – Le nettoyage des sites contaminés par des bactéries – si l’on considère les bactéries comme des animaux – qui se nourrissent d’hydrocarbures et de métaux lourds. – Sans oublier l’art transgénique comme la lapine verte fluorescente : Alba créée en 2000 par un laboratoire français, à la demande de l’artiste Edoardo Kac(39).
Plusieurs de ces recherches ouvrent la porte à des critiques d’ordre éthique assez évidentes. Cependant, il faut souligner que, les techniques n’étant pas encore à point, ces travaux produisent des déchets considérables. Des millions d’organismes modifiés sont ainsi produits et 90 à 99 % sont détruits. Il n’en demeure pas moins que ce fait de « jouer » avec la vie et risquer d’introduire de nouvelles super espèces dans les écosystèmes, représente un réel danger qu’il nous est absolument impossible de prévoir totalement. Vilmer souligne aussi :
« Les risques pour la santé humaine, aussi, qui sont très peu connus. Une chair transgénique peut-elle causer des maladies ou la stérilité ? Pour l’instant on n’en sait rien. De récentes études ont prouvé que les légumes génétiquement modifiés ont un effet sur les souris, qui produisent des anticorps, ce qui témoigne d’une réaction allergique […] Des études ont montré que 60 poissons transgéniques dans un groupe de 60 000 poissons anéantissent la totalité du groupe en 40 générations […] Pour prévenir la contamination du milieu naturel, on travaille sur la stérilisation des poissons transgéniques, on les rend dépendants d’un acide aminé essentiel intégré à leur nourriture et absent du milieu naturel, et on améliore la sécurité des fermes et des centres de recherche. Mais, selon de nombreuses associations, ces mesures sont insuffisantes et n’empêcheront pas la dissémination accidentelle(40) ».
Conclusion :
Ce survol de quelques problèmes qui concernent l’éthique animale nous pose déjà de nombreuses importantes questions. Dans cet esprit, le but de Vilmer n’était pas tant d’apporter des réponses que de montrer qu’il y a des questions qui méritent d’être posées. La situation est si préoccupante que les changements qui ont eu lieu récemment, même avec l’ouverture des communications dans Internet, demeurent toujours insuffisants. « Ce qui manque à la société, semble-t-il, c’est un débat public ouvert et constant, dégagé de tabou, des étiquettes et des préjugés(41). »
Finalement, ce qui est commun à tous les problèmes, toute catégorie confondue, est la recherche du profit à n’importe quel prix. Le prix étant la souffrance animale, mais aussi celle des hommes. Vilmer nous démontre que c’est la souffrance humaine qui bien souvent est à l’origine des problèmes d’éthique animale.
Pour cette raison, il faut aborder l’éthique animale dans une perspective interdisciplinaire de justice globale. « Il faut allier à la réflexion philosophique des connaissances économiques, culturelles, politiques et sociologiques pour comprendre comment fonctionne l’exploitation animale, quels sont ses rouages, ses stratégies d’exclusion, ses mécanismes de déguisement de la réalité et de découpages des responsabilités(42) ».
Il n’est pas tant question, en fin de compte, de libérer les animaux, mais plutôt l’homme de ses habitudes et manières d’agir. Le libérer de cette recherche perpétuelle du profit et de l’esclavage du productivisme à outrance. Ce n’est que lorsqu’il prend conscience de la perfection de la vie qui l’anime que l’humain est en mesure de reconnaitre sa véritable valeur. La sollicitude et le souci des autres, alors, peuvent lui faire saisir qu’ « en vérité le paradis est ici aujourd’hui. Et l’enfer, c’est ne pas savoir quoi en faire(43)! »
Bibliographie :